Sur La Route de
Jack Kerouac est un roman qui a poussé des générations de jeunes lecteurs sur
les routes du monde entier. Personnellement, je l’ai lu il y un peu plus de 10
ans dans l’édition de 1957 qui prévalait alors. Mais Allen Ginsberg l’avait
prédit : « Quand tout le monde sera mort, le roman sera publié dans
toute sa folie. » C’est bien ce qui a fini par arriver et si vous avez
aimé la version de 1957, vous allez adorer la nouvelle édition établie par
Howard Cunnell (Gallimard, 2010), enrichie de préfaces passionnantes. On y
apprend notamment que le texte du rouleau a été écrit à partir de plusieurs « proto-versions »,
puis à l’époque retravaillé pour éviter des accusations pour obscénité ou
diffamation. Cette nouvelle édition restitue la prose originelle de Kerouac :
le rouleau est publié tel quel, avec les personnages, scènes et éléments
autobiographiques (la mort du père) autrefois supprimés.
L'édition de 1957 et celle de 2010... |
Kerouac écrit à la première personne une aventure
collective, celle de son cercle d’amis, de leurs virées nocturnes et de leurs
voyages en voiture à tombeau ouvert sur tout le continent américain de 1947 à
1950. Ils sont la « beat
generation » : fauchés, amateurs de jazz, de littérature et épris
de liberté. Sur La Route, c’est la
peinture d’une époque, de comment la liberté s’incarna dans l’Amérique des
années 50. Le personnage de Neal Cassady représente cet élan, cette joie
et cette énergie qui les animait. Les beats
ont une manière d’être au monde sans concessions, ils absorbent littéralement
le monde : « la voiture tanguait au rythme de la bonne pulse qu’on
tenait nous-mêmes dans notre joie, notre enthousiasme suprême du fait de parler
et de vivre jusqu’au bout. » Il faut faire le lien avec la
« pulse » du be-bop qui fut la modernité du jazz de l’époque, la
musique de l’exaltation et de la transe collective.
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Le roman est à lui seul un creuset des premières heures de
la contre-culture. Il est aussi plus que ça. Jack Kerouac se pensait investi
d’une mission spirituelle : raconter la nuit américaine, « faire l’inventaire » de son pays. Au
Texas, un mystérieux « grand vieux à la chevelure blanche flottante »
apparaît et lui crie « Va-t’en pleurer sur l’homme », et Kerouac de
se demander s’il doit continuer son pèlerinage... Alors il raconte, et il le fait
avec toute l’indulgence du monde à l’égard des hipsters, serre-frains, okies,
fallahins, ces personnages légendaires croisés sur la route 6, dans les
diners, les saloons, les trains de marchandises, sur les rives du Mississippi…
Car c’est sur la route qu’il enregistre les mots et les visions :
« les villes du Nebraska (…) se déroulaient en accéléré comme la bobine
d’un rêve, dans le rugissement du moteur et la rumeur des mots. » Au
retour, il écrira l’histoire de son pays dans sa grande et personnelle
« odyssée de la route ».
Le rouleau original est exposé au musée des lettres et manuscrits à Paris |
Mais de l’odyssée de la route au « mythe de la nuit pluvieuse », il n’y a qu’un pas. La tristesse et la mélancolie guettent au tournant de ces dérives transcontinentales. L’écriture de Kerouac passe alors de la tonalité picaresque à un lyrisme fragile, chancelant, touchant. Ce qu’il appelle aussi « l’immense saga des brumes », c’est un peu l’envers du décor ou comment le sordide envahit tout soudain, comme dans cette chambre d’hôtel à Des Moines : « Loin de chez moi, hanté, fatigué du voyage (…) je n’ai plus su qui j’étais (…) toute ma vie était hantée, une vie de fantôme ». À deux reprises, le voyage se termine par l’abandon de Kerouac par Neal Cassady, ou comme à Détroit dans une sorte de désorientation cauchemardesque dans l’immensité de la nuit américaine. Tout s’inverse, le mouvement spontané se fige dans un sentiment de tristesse. Et toujours, le père de Neal reste introuvable, malgré les bornes parcourues. Tout n’est pas perdu cependant, car à défaut d’avoir pu maîtriser le territoire américain physiquement, Kerouac en aura rapporté un témoignage authentique.
Le lecteur non averti pourrait être déconcerté par le style
de Kerouac. D’autant que cette nouvelle édition a retranscrit fidèlement le
texte dans sa continuité, abandonnant le découpage en chapitres et paragraphes.
En fait, le style de Kerouac est tout à fait fluide. Il a inventé une prose
spontanée, très orale, un peu argotique, où des interjections jalonnent le
texte. Tout ceci dans le but de coller au réel, de rapporter un témoignage
authentique du langage de la nuit américaine, dans toute sa spontanéité et sa
sincérité. À la manière d’un musicien de jazz, il souffle le flot de mots sur
la page, revivant au moment où il se les remémore les intonations et le phrasé
des personnages. D’ailleurs, il a souvent interprété ses textes dans des
lectures en les scandant comme un slameur et en laissant la place belle à
l’improvisation.
Voilà, j’espère avoir éveillé en vous l’envie de lire
Kerouac dans son langage. Apparemment,
les archives de
l’auteur conservées à la New York Public Library (cent mille documents) n’ont
pas fini de dévoiler leurs trésors, alors peut-être continuerons-nous à
découvrir des textes inédits grâce aux éditeurs. Pour le moment, dans la foulée
de la sortie du film et des versions poche et numérique du rouleau original,
ont paru le mois dernier un roman, Et
Les Hippopotames ont bouilli vifs dans leur piscine (W. Burroughs
& J. Kerouac, Gallimard) et la pièce de théâtre Beat Generation (Gallimard). En numérique également, vient de
paraître Long Poem in Canuckian
child patoi probably medieval (éditions République des lettres).
Enfin, à la librairie Maupetit, j’ai trouvé un super hors série du magazine
Trois Couleurs consacré à la sortie de Sur
La Route en film, rempli d’archives formidables.
Allez, je vous laisse, bonne lecture, moi je cours au
cinéma !