Combien de livres non lus dans votre
bibliothèque ? À cette question, je réponds : beaucoup !
Combien de livres lus donnés ou revendus et donc disparus de votre
bibliothèque ? Je réponds aussi : beaucoup ! Nos livres sont là,
ils attendent patiemment qu’on parcourt le fil invisible qui nous relie déjà à
eux, c’est un peu ça une bibliothèque, non ? Pas seulement une collection,
aussi des livres à disposition. Alors quelle place dans nos bibliothèques pour
le livre de l’éditeur argentin Eterna Cadencia paru
l’année dernière, dont l’encre a été conçue pour s’effacer ?
Ces derniers jours, plusieurs médias français (Livres Hebdo, L'Express,Le Figaro) relataient le succès de l’opération marketing de l’éditeur avec son livre El Futuro no es nuestro, comprenant neuf nouvelles d’auteurs sud-américains nés en 1970 et 1980, dont la couverture affichait « el libro que no puede esperar » (le livre qui ne peut pas attendre). En effet, dès lors que le livre est sorti de son emballage plastique, un compte à rebours commence et au bout de 60 jours, l’encre sensible à l’air et à la lumière s’efface. Non, ce n’est pas de la science-fiction, puisque cette technique aurait permis à l’éditeur de vendre la première édition du livre en une journée !
Qu’est-ce qui favorise l’engouement pour un auteur ?
Certes, la qualité du contenu du livre et une large distribution dans les
points de vente. Mais aussi la communication déployée par l’éditeur pour la
diffusion du livre. Si l’on considère l’opération d’Eterna Cadencia comme une
campagne de communication comme une autre, quelle réussite ! L’objectif
revendiqué par l’éditeur est de sensibiliser le public à la condition des
jeunes auteurs qui ont besoin de vendre leur premier livre pour continuer à
être soutenus par leur éditeur. L’éditeur rend hommage à l’intelligence du
lecteur en mesure de comprendre les enjeux économiques liés à l’édition
contemporaine. Il attise surtout sa curiosité en faisant du livre une sorte
d’objet fictionnel.
Mais au-delà de la communication, il y a le texte. N’est-il
pas un peu dommage d’imaginer que les neuf nouvelles ont littéralement
disparu ? Si reconnaissance du public il y a eu pour les textes desdits
auteurs, elle fut forcément brève. Pourquoi ne pas faire suivre cette
première édition éphémère d’une édition « durable » ?
Un peu comme la première version numérique éphémère de Portugal de Cyril Pedrosa (en
feuilletons sur le site d’8comix) qui fut
suivie d’une version imprimée chez Dupuis. L’impression à l’encre effaçable
comme une première étape, avant l’impression définitive et la version
numérique, puis l'édition de poche…
Par ailleurs, quid du prêt aux amis ou de la seconde
vie des livres, s’ils deviennent éphémères ? N’est-il pas bizarre qu’à
l’heure où l’on craint le partage illimité des biens culturels numériques par
les internautes, on observe a contrario une tendance à la restriction de
l’accès à des biens culturels achetés. Soit parce que la durée d’accès est
limitée, comme ici, soit parce que l’accès nécessite une connexion internet
(exemple de la BD en streaming). Le consommateur pourrait finir par s’agacer de
ces conditions posées à l’acquisition de ce qu’il achète, même s'il faut
admettre qu'ici la démarche demeure assez ludique.
Dans leur édito, les éditions Eterna Cadencia expliquent
« Editar es un modo de intervenir en los debates locales ». Eh bien
le débat a largement dépassé Buenos Aires ! Opération marketing géniale ou
application cocasse d’une économie de la rareté où une littérature
« instantanée » acquiert de la valeur du fait d’un accès
limité ? Le livre de l’éditeur est sûrement un peu de tout ça et
davantage. En tous cas, je me demande bien ce que renferme ce livre et s’il en
existe encore un exemplaire lisible… Et vous ? L'auriez-vous acheté ?
(Août 2012)
(Août 2012)