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Amérique, premier amour, Mario Soldati

Avoir l’impression de lire le bon livre au bon moment, ce n’est pas si fréquent. Amérique, premier amour était déjà dans ma bibliothèque depuis 2006 quand je suis retombée dessus alors que je cherchais le livre qui allait m’accompagner pendant un voyage à New York. Il fut parfaitement adapté à la situation. Comme tous les livres de la collection Le Promeneur de Gallimard, c’est un livre de belle facture, dont les cahiers sont cousus et dont la couverture possède des rabats. C’est pourquoi je l’ai recouvert d’un papier kraft avant de partir, pour le protéger des aléas du voyage.

Amérique premier amour de Mario Soldati

Le récit d’une jeunesse

Fondée en 1988 par Patrick Mauriès, cette collection fut conçue comme une bibliothèque idéale au contenu hétéroclite et rare. Plusieurs titres de Mario Soldati y ont été édités. Cet auteur (et cinéaste) italien d’après-guerre embarqua pour New York en 1929, à l’âge de 23 ans. Arrivé en pleine crise financière, il y vécut en fait deux ans, au début plein d’allégresse et d’espoir pour la nouvelle vie promise, mais peu à peu déçu par le rêve américain. Ce livre est à la fois un essai sur les États-Unis des années 30, un récit de voyage (fragmenté et non chronologique), et le récit de ces années de jeunesse et de l’échec d’une émigration. 

Portrait des États-Unis pendant les années 30

Avec le léger retrait propre à l’observateur étranger, l’auteur nous livre une succession de récits courts sur les mœurs locales de l’époque. Un tableau vivant où se mêlent anecdotes et réflexions inspirées par la rencontre de figures américaines en des lieux symboliques à ses yeux, tels que les émigrés italiens compagnons de voyage sur le Transatlantique, les bums (clochards) du quartier du Bowery, le grand garçon triste du Middle West fraîchement débarqué à New York, le duc italien mélancolique devenu représentant de commerce à Chicago, les danseurs du Texas Dancing Club à Harlem ou encore la foule bigarrée de Times Square. Lui-même, tour à tour garçon de cuisine et conférencier sur l’histoire de l’art, n’oublie pas d’évoquer la pauvreté qu’il vit autour de lui en cette époque qui marqua la fin d’une certaine prospérité. L’actualité de ce texte vient aussi de cet ancrage dans une période historique dont il nous importe aujourd’hui encore de recevoir le témoignage.

Émigrer et renoncer

Mais le sujet qui occupe surtout Mario Soldati dans ce livre, c’est la question de l’émigration, dont le titre résume bien la théorie de l’auteur. Il compare ce premier voyage à un premier amour « de même je pensais pendant mon premier séjour américain qu’il était possible de m’évader : de changer de patrie, de religion, de souvenirs et de remords. » Le rêve d’une nouvelle vie tout incarnée dans un autre pays. Mais le désamour guette, même si dans un premier temps l’émigrant refoule sa déception et sa nostalgie. Le propos n’est pas banal, Soldati raconte comment petit à petit, la « logique abstraite » et la standardisation de la vie américaine vinrent à bout de son optimisme initial. Un sentiment d’irréalité ou plutôt de surréalité le submerge dans le livre, son environnement ressemble à un décor dont il serait exclu : « j’étais moi aussi un homme comme eux (…), j’aurais dû vivre, c’est-à-dire avoir de l’argent, le dépenser, parler à des filles, etc., pas seulement voir et entendre. » Gagné par ce sentiment de « précarité », le jeune émigrant renonça et rentra en Italie.

Amérique premier amour dans la collection Le Promeneur (Gallimard)

Mario Soldati ou l'art d'exercer son sens critique en littérature

Mais la tonalité générale n’est pas triste, tout d’abord car Mario Soldati écrivit son livre à son retour. Il possédait alors la liberté de ton pour se moquer par exemple de ses compatriotes italo-américains et de leur cristallisation anachronique autour des traditions de leurs ancêtres. Son sens critique lui inspira également des lignes désopilantes sur le subway new-yorkais : « Le torride mois d’août new-yorkais sévissait (…) le métro était un châtiment que le Seigneur anticipait à la plèbe de la moderne Babel. » Il est vrai que dans les derniers chapitres une amertume certaine a fait crisser la plume de l’auteur à propos du cinéma hollywoodien, des universités et des églises américaines, mais il s’explique sur ces ressentiments dans la préface. Dans l’ensemble, Mario Soldati fait preuve d’une grande honnêteté en nous racontant l’histoire de cette émigration ratée. L’œuvre littéraire, en permettant le dépassement de cet échec, est à la fois l’épilogue de ce parcours et une réflexion salutaire sur le renoncement.