Êtes-vous déjà allé à la librairie L'atinoir dans le quartier des Réformés, à
Marseille ? Je connais un certain nombre d’entre vous à qui je suis sure
qu’elle plairait. Son libraire, Jacques Aubergy, a la particularité d’être
aussi le créateur des éditions du même nom, dont je vous avais ici même déjà
parlé (La
Longue Nuit de Francisco Sanctis). Depuis, de nouveaux titres ont fait leur
entrée dans le catalogue, que l’éditeur se fait un plaisir de présenter avec sa
verve habituelle à qui pousse la porte de sa librairie. La politique éditoriale
de la maison est orientée vers la littérature d’Amérique du Sud et centrale,
avec un intérêt particulier porté au roman noir. (Petite précision sémantique :
le roman noir n’a pas la trame du polar (pas d’énigme à résoudre), mais il est
inscrit dans une réalité sociale et historique donnée, à l’égard de laquelle
l’auteur est souvent critique.)
Au départ, Jacques Aubergy était traducteur de l’espagnol,
langue qu’il connaît très bien pour s’être expatrié en Espagne, en Argentine et
au Mexique. De retour à Marseille, il se lance dans l’édition en créant pour
les éditions L’Ecailler du Sud la collection L’atinoir. Quelques années plus
tard, la collection devient une maison d’édition à part entière. Entre temps,
la librairie ouvre avec pour point de départ le fonds de la librairie de
L’Ecailler, qui s’est étoffé au fil des années. Elle est aujourd’hui
spécialisée dans la littérature noire, surtout étrangère (plus l’âge d’or du
polar français des années 70-80 : Pouy, Manchette, Daeninckx, etc.),
dans la littérature américaine contemporaine (Nord-Centre-Sud) et offre des
rayons consacrés à la littérature en VO, aux Sciences humaines, à la poésie et
aux collègues éditeurs marseillais. Autant vous dire que le libraire connaît très
bien son fonds. Il a quasiment tout lu, ses convictions et goûts personnels y
sont reflétés et lui permettent de parler en connaissance de cause à ses
clients du contenu des livres. Un fonds de gourmets pour une clientèle
d’habitués, mais pas que, la situation centrale de la librairie drainant aussi
une vraie clientèle de quartier.
Venons-en maintenant à l’entreprise d’édition, qui pour
Jacques Aubergy est plus qu’un métier, c’est un art et une passion qu’il s’est
donné les moyens de réaliser. Il édite quatre titres par an, travaille avec
deux graphistes et fait appel à des traducteurs occasionnels, mais il traduit
lui-même la plupart des textes. Les livres sont regroupés dans deux
collections : les essais dans L’atineur (cinq titres) et les romans et
chroniques dans L’atinoir (16 titres). L’éditeur dit avoir trouvé le conseiller
littéraire idéal en la personne de Paco Ignacio Taibo II, grand écrivain
mexicain dont une quarantaine de titres ont été édités par les éditions
Métaillé et Rivages, en France. L’auteur a d’ailleurs rédigé plusieurs préfaces
pour les éditions L’atinoir. Quand il parle des préfaces, Jacques Aubergy
s’anime. Il m’explique qu’il met un point d’honneur à offrir au lecteur une
introduction de qualité, contextualisant le texte de l’auteur et présentant les
faits historiques où l’intrigue va se dérouler. Plus largement, l’éditeur prend
à cœur son rôle de passeur et d’intermédiaire entre un auteur, le pays qu’il
évoque dans son livre avec ses us et coutumes et le lecteur qui s’enrichit
intellectuellement à son contact. Pour illustrer cette idée, l’éditeur me parle
de l’idiosyncrasie d’un pays, c’est-à-dire de l’unicité de sa culture, qu’il
tente de faire passer au lecteur par le travail de traduction et d’édition
qu’il fait sur le texte de l’auteur.
Lorsque je le questionne sur ses projets en cours, l’éditeur
me parle du livre qu’il est en train de traduire : Tinísima d’Elena
Poniatowska, un des deux livres qui à son arrivée au Mexique en 1993 le
marquèrent particulièrement (l’autre étant Saint Office de la mémoire de Mempo
Giardinelli qu’il a édité cette année). L’auteure est encore peu traduite en
langue française, mais elle est une grande figure du paysage culturel américain.
Le livre est une biographie de Tina Modotti qui fut modèle, actrice et
photographe, contemporaine de Diego de Rivera, militante du PC, accusée d’avoir
assassiné son amant. Il me parle par ailleurs de son souhait de publier des
nouvelles, un genre majeur en Amérique latine.
En ce qui concerne le
livre numérique, Jacques Aubergy y voit une raison d’espérer en un
rapprochement facilité de l’auteur et du lecteur, avec l’aide possible de
l’éditeur. Il prédit que les liseuses seront prochainement gratuites. La seule
réserve qu’il émet concerne le danger de regroupements de mastodontes de
l’édition qui pourraient menacer la diversité éditoriale.
Pour finir, je ne résiste pas à l’envie de lui demander
quels conseils il donnerait à celui qui voudrait se lancer dans l’édition
indépendante. Posséder les ressources financières nécessaires me répond-il
pragmatiquement, avant d’ajouter qu’il devrait s’assurer de l’intérêt du public
pour son projet et être passionné, idées qu’il résume par cette belle
formule : avoir une « passion justifiée ». Autre conseil :
savoir mobiliser son background et s’il n’est pas encore très lourd, « avoir
l’intention de tout avoir même si on n’a pas tout ».
La rencontre vous a plu ? Alors vous savez maintenant
où trouver le libraire-éditeur, ses livres, ses précieux conseils et sa
librairie, petit îlot de la Culture à Marseille, petit par la taille, mais
grand par la valeur de son fonds et de ses engagements. Bonne découverte !