Un ami m’a conseillé de lire Le
Triangle d’hiver de Julia Deck (éditions de Minuit). Heureuse
découverte ! Mais je vous avertis, si vous êtes du genre terre à terre et
n’aimez pas vous faire balader, passez votre chemin. Une comparaison me vient à
l’esprit : le film Mulholland Drive, qui par toutes les questions
soulevées et le côté inextricable de l’intrigue permettait aussi toutes les
hypothèses (mais avec Le Triangle
d’hiver, on n’est pas dans la même atmosphère inquiétante).
Triangle amoureux
Julia Deck raconte l’histoire de Mademoiselle, qui choisit
de se faire appeler Bérénice Beaurivage, du nom de ce personnage de romancière
joué par Arielle Domsbale dans un film d’Éric Rohmer. Et pour parfaire sa
nouvelle identité et tenter de vivre une vie conforme à celle de l’héroïne,
elle endosse aussi sa profession, puis quitte Le Havre, où elle habitait et
enchaînait les boulots d’intérim, pour la ville de Saint-Nazaire. Elle y
rencontre un homme, l’Inspecteur (de navires) et l’imposture semble tenir,
mais Bérénice s’inquiète de la présence d’une certaine Blandine Lenoir dans
l’entourage de l’inspecteur. Le voyage se poursuivra à Marseille,
troisième ville portuaire du roman, troisième ville d’escale des paquebots,
troisième ville à avoir subi des destructions massives pendant la Deuxième
Guerre mondiale avant d’être reconstruite selon une architecture assez
similaire (quartier nord du Vieux-Port). Usant de descriptions topographiques
presque scientifiques et critiquant au passage les politiques urbaines, Julia
Deck esquisse des villes dans lesquelles son personnage demeure
irrémédiablement isolé et étranger.
Critique sociale et vertige métaphysique
Une certaine critique sociale est en effet
sous-jacente dans Le Triangle
d’hiver. La réalité dans laquelle évolue Bérénice avant de fuir est dénuée
de sens : « Certes elle pourrait chercher un emploi, attendre
frugalement son premier salaire puis louer une studette où démarrer une
nouvelle vie. Mais tout cela est trop lent, trop fastidieux, et il lui semble
avoir parcouru mille fois ce sentier qui toujours ramène au point de
départ. » Reste donc une solution : s’en évader. Bérénice est
une fausse écrivaine, mais une vraie fabulatrice. Dans son monde, la réalité et
la fiction sont imbriquées, elle donne vie à des figures romanesques qui
l’inspirent. Mais Bérénice a aussi un grave problème de mémoire, qui
s’amplifie. Elle vit au jour le jour dans un présent à réinventer en
permanence, sans souvenirs. À travers le parallèle entre les défaillances de la
mémoire de Bérénice et l’absence de traces du passé dans les villes
reconstruites, c’est l’image de la table rase qui est convoquée par Julia Deck,
et implicitement se dessine l’idée que la représentation linéaire du temps est
une illusion : c’est la répétition qui mène la danse. Idée
vertigineuse.
Un roman kaléidoscopique
Vous avez dû l’entrevoir, Le Triangle d’hiver est une sorte de roman à système un
peu magique, un objet clos dont les pages se reflètent les unes dans les autres
à la manière d’un kaléidoscope et où le début et la fin se mordent la
queue. En refermant le livre, on est un peu désarçonné par cette structure,
mais petit à petit les morceaux se réagencent et « l’ingénierie »
apparaît. Pas si fréquentes, les lectures qui continuent une fois le livre
refermé... Je n’ai rien dit du style de l’auteur, que j’ai beaucoup aimé :
des phrases finement ouvragées, beaucoup de retenue, d’ironie, voire d’humour
dans la distance et l’étonnement du regard qui se pose sur le monde. Enfin pour
moi, le plaisir d’avoir reconnu l’ami dans le livre qu’il m’avait si bien
conseillé.