J’ai appris par la galerie Art-Cade qu’en février on
célèbrait traditionnellement aux États-Unis le "Black History Month".
En écho, a lieu jusqu’à la fin du mois à Marseille Négropolitaines, « un
regard sur les cultures noires transatlantiques et rhyzomatiques ».
Passionnante manifestation qui m’a permis de voir les films Un Sang d’encre et Le Docker noir ainsi qu’une expo
sur l’écrivain afro-américain Claude McKay et aussi d’assister à une rencontre
avec l’écrivain camerounais Blaise Ndjehoya. Dans l’esprit, je choisis de vous
parler de Debout-payé de l’écrivain
franco-ivoirien Gauz (éditions Le Nouvel Attila), car en plus,
l’association Peuple & Culture — qui l’accueille en résidence — a programmé
en mars plusieurs
rencontres avec lui.
Vigiles à Paris
Debout-payé raconte l’histoire
de deux générations d’émigrés ivoiriens à Paris et de leurs parcours
professionnels en tant que vigiles. Dans les années 70, Ferdinand est
accueilli à la MECI (Maison des étudiants de Côte d’Ivoire à Paris) par son
cousin André qui finit ses études de médecine. Ferdinand veut voir du pays et
devenir quelqu’un. Tout comme le veulent 20 ans plus tard les personnages d’Ossiri
et Kassoum, le premier ayant tourné le dos à son travail de prof de sciences
naturelles à Abidjan et le second ayant fui le ghetto du Colosse à Treichville.
Le travail de vigile leur permettra de trouver une indépendance financière.
Le présent à la lumière du passé
Leurs parcours vont être traversés par l’histoire : le
choc pétrolier de 1973 et la crise qui s’ensuivit, l’élection de Giscard
d’Estaing et l’instauration d’une carte de séjour obligatoire pour les
étrangers, les attentats du 11 septembre 2001, etc. Gauz raconte la
répercussion de ces événements à l’échelle des personnages et comment le
recrutement des vigiles se rigidifia ou s’assouplit selon les époques et le
besoin de « sentiment de sécurité ». Cet arrière-plan géopolitique
est doublé d’une réflexion tout aussi passionnante portée par le personnage de
la mère d’Ossiri sur l’esclavage et le colonialisme: « Comprenez bien les
enfants, le chef d’œuvre de la colonisation, ce fut l’éducation », et plus
loin, à propos du pagne perçut comme « l’achèvement ridiculement coloré du
cycle infernal de l’humiliation des nègres commencée depuis l’esclavage ».
Un regard critique à longue focale qui éclaire le présent…
Le regard de celui qu’on ne voit pas
La structure du Debout-payé est originale, puisque cette partie romanesque est
entrecoupée de chapitres de témoignage sur le métier de vigile écrits sur la
base de l’expérience personnelle de Gauz. Dans un magasin, le vigile est celui
que l’on ne remarque pas mais qui observe tout le monde, autrement dit, il est
bien placé pour faire un portrait de la société de consommation. Ce dont
Gauz ne se prive pas, dans de courts paragraphes qu’ont lit le sourire aux
lèvres tant ils sont pertinents et satiriques. Sous sa plume, Séphora devient
une tour de Babel des consommateurs où toutes les origines et les cultures se
mélangent dans des situations parfois cocasses, croquées avec un humour pince-sans-rire
savoureux. Axiomes et théorèmes éclosent au détour des divagations mentales et
des jeux de mots. Gauz déchiffre cet univers en interrogeant — non sans ironie
— les us et coutumes du chaland, ses attitudes types ou encore la sémantique
publicitaire.
L’émigré est un voyageur
Parler de la condition du vigile parisien, c’est aussi
parler de la condition du migrant africain en métropole (tant ce
métier semble lié à la couleur de la peau en France). Le roman raconte la peur
d’emprunter les transports en commun quand on est sans-papiers, les débats
politiques animés avec les membres des autres maisons d’étudiants africaines,
la vie dans la promiscuité de la MECI qui s’apparente à un ghetto (« comme
dans tous les ghettos du monde, les Méciens bougeaient peu. Ils restaient
enfermés dans la cale de leur propre misère. »), ou encore les coutumes du
pays d’origine à l’épreuve de la vie dans la capitale (Ferdinand et sa peur du
métro : « Dans son village, les seuls qui partaient sous terre
étaient les morts et les esprits. »). Mais une des idées fortes de Debout-payé,
c’est la richesse que constitue la double culture de l’émigré.
Ossiri est un véritable explorateur des paysages urbains parisiens :
gares, friches industrielles, cités dortoirs de banlieue, quartier de Bastille.
Il est un voyageur qui arpente, observe et s’enrichit au contact des autres et
qui invite Kassoum à le suivre dans ses sorties culturelles : « En
quatre semaines, Kassoum apprit qu’il n’était pas seulement à l’étranger, il
comprit qu’il avait aussi voyagé. »
Un premier roman cathartique
En bref, Debout-payé m’a bien plu. Et à titre personnel,
je suis admirative de ce travail de création élaboré à partir d’une expérience
professionnelle qui ne fut pas, on s’en doute, la plus passionnante de la vie
de l’auteur. Comme d’autres, j’ai fait beaucoup de boulots pénibles, parce que
j’ai longtemps été du genre à prendre ce qui venait (usine, agent d’accueil,
etc.). Quand on exerce ces boulots, on est invisible, on évolue dans un monde
souterrain dont le commun des mortels n’a qu’une vague idée, et cette invisibilité participe
autant que la pénibilité à l’aliénation qu’on peut ressentir. Ici,
grâce à un style où la gravité et l’humour sont subtilement dosés, Gauz nous
livre sur cette expérience de travail « debout-payé » un beau
roman cathartique.