Le journal d'un jeune scribe haïtien consignant la vie de
son quartier de Port-au-Prince, entre impuissances et désirs d'ailleurs et
d'autrement.
La Chronique d’un quartier
Kannjawou de l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot (Actes Sud) est un roman conçu comme le
journal de son narrateur. Ce jeune homme orphelin âgé de 23 ans y
décrit la vie de la rue de l’Enterrement, à Port-au-Prince. S’y côtoient le
« petit professeur », un érudit altruiste qui apporte des livres aux
enfants du quartier ; ses amis d’enfance : les jolies sœurs Sophonie
et Joëlle, la première travaillant pour financer les études de la
seconde ; le caractériel Wodné, militant sectaire victime de sa peur de
l’autre et de l’ailleurs, et enfin son grand-frère Popol. Autour de ce noyau
évoluent une multitude de personnages qui se croisent, se rapprochent ou se
défient... Kannjawou ressemble donc davantage à la chronique
d’un quartier qu’à un journal intime. Le lecteur friand d’histoires
pourrait craindre de s’ennuyer. Mais en réalité, dans ces trajectoires qui se
mêlent et s’entremêlent, des collisions et des drames adviennent, des enjeux se
dévoilent et des énergies se libèrent, qui font bel et bien de Kannjawou un
roman.
Haïti, pays occupé...
Si les amis du narrateur se sont éloignés les uns des
autres, c’est en partie car les rêves et les espoirs de leur enfance ont
disparu depuis que des « forces d’Occupation » se sont approprié
Haïti et le libre arbitre de son peuple. Lyonel Trouillot livre en effet
avec Kannjawou un roman engagé, dénonçant l’absence de
gouvernance à la tête de son pays et la place prise en conséquence par les
institutions internationales et les ONG. Jamais ne sera évoqué le séisme de
2010, seulement cet état de fait : depuis, les Haïtiens ont été dépossédés
de leur pouvoir d’action. Le contraste entre les couches populaires pauvres et
les riches étrangers et bourgeois haïtiens se traduit géographiquement, puisque
des frontières hermétiques cloisonnent les populations : « On n’entre
pas à cinq dans l’autre moitié de la ville. C’est un chemin de solitude qui ne
va pas sans trahison. » Kannjawou est d’ailleurs traversé par
les passionnantes questions du cheminement et de l’itinéraire
individuel et collectif. Mais le propos est âpre dans la description qui est
faite des très rares échanges entre le « personnel civil de
l’Occupation » et les Haïtiens (notamment au bar le
« Kannjawou »), échanges décrits comme des erreurs d’aiguillages,
voire des naufrages...
La voie des mots
Heureusement, des messages d’espoir affleurent. Il y a entre
autres la sagesse populaire incarnée par le personnage de man Jeanne, qui
encourage le narrateur à écrire et dispense ses bons conseils à chacun. Kannjawou est
ainsi jalonné de réflexions philosophiques sur l’attitude à adopter
face à l’adversité (le style est d’ailleurs parfois un peu affecté par ce
registre didactique). Dans le roman, certains font le choix de partir ;
mais d’autres, comme Sophonie et Wodné avec leur Centre culturel, réussissent à
fédérer les énergies sur place. L’altruisme est donc une voie possible. La
création en est une autre. C’est celle que choisit le narrateur, en
réinventant dans les petites fictions qu’il écrit un monde plus heureux. En
octroyant cette verve romanesque à son personnage, Lyonel Trouillot restitue
ainsi sa légitimité et sa poésie à la parole haïtienne, tout en
réaffirmant le pouvoir de la littérature.