Journal d’un caméléon (éditions Le Serpent à Plumes) de
Didier Goupil est un roman sur la vie et l’œuvre du peintre Roger Cosme Estève. En le commençant, je
pensais lire une fiction. Puis, arrivée à la moitié de ma lecture,
j’ai découvert la mention du site internet du peintre à la fin du livre.
Étrange expérience que ce saut d’un espace à l’autre, où une personne aux
traits précis se substitue à une figure fantasmagorique, un peu floue certes,
mais pourtant tout à fait vivante dans mon esprit. Une présence s’est
éclipsée... à moins qu'elle n'ait fusionné avec les
nouveaux contours du personnage décrit par l'auteur.
Car Didier Goupil fait œuvre de création bien sûr dans cette
« biographie-fiction », en redessinant un personnage construit avec
des éléments de réalité et de fiction, avec du visible et de l’invisible, des
faits et de l’imaginaire.
« Le journal d'une saison en enfer »
Le roman raconte l’histoire d’un homme qui a perdu
l’équilibre en quelque sorte. C’est pourtant un homme riche de grandes
expériences, qui s’est brulé les ailes à force d’excès certes, mais qui possède
une grande force de vie. À l’hôpital psychiatrique où il est interné, il donne
l’impression d’avoir perdu pied ; pourtant dans son errance, il ne
manque jamais de se munir d’une boussole et d’une lampe de poche. Et il écrit.
Il tient « le journal de sa saison en enfer ». Le journal est
écrit au fil des jours et il redéfinit un espace propre à Estève, lié à son
intimité ; mais c’est aussi et surtout un espace de création. Des
extraits, poétiques, en sont retranscrits ; ils sont écrits dans une
langue inventée où se mêlent plusieurs idiomes. Écrire est donc une manière
pour le personnage de se réapproprier le temps qui semble s’être arrêté dans
l’institution où il vit.
Portrait de l'artiste caméléon
Et en effet, Estève incarne la figure de l’artiste qui
a le pouvoir de se réinventer. Il a vécu plusieurs vies, eu plusieurs femmes,
voyagé dans le monde entier : « Au gré des destinations et des
régions du monde traversées, il changeait de couleur et de peau. Sans jamais
cesser d’être lui-même, il devenait un autre. » À l’image de Pessoa qu’il
admire tant, il s’est fait caméléon. Tout en gardant à travers son œuvre
un solide lien avec la terre et la nature. L’artiste apparaît comme celui qui
tente de concilier de multiples univers en un seul, de concentrer dans
l’essence de son travail tous les autres qui vivent en lui, qui est
capable de plonger dans cette part d’imaginaire dont il nourrira son œuvre.
Alors évidemment ça a un coût, parfois l’équilibre se rompt. Mais on comprend
en lisant Journal d’un Caméléon que l’épisode psychiatrique fut
temporaire.
Fragilité des hommes, force de la création
Journal d’un caméléon est un roman qui nous parle
de la fragilité des hommes face à l’adversité, de la solitude des
individualités, de l’équilibre fragile sur lequel chaque vie repose. Mais aussi
de la capacité qu’a l’artiste de s’extraire du quotidien pour aller chercher en
lui-même des ressources enfouies et transfigurer le réel. Dans
une écriture tout en rondeur, très plaisante à lire, Didier Goupil nous
livre un beau portrait, plein de tolérance et de bienveillance pour son sujet.