Voici une nouvelle belle contribution de Marius Escartefigue à propos du livre Marseille, édité par Jeanne Laffitte, rassemblant les précieuses photographies que Germaine Krull prit de la ville dans les années 30. Merci à lui pour cette chronique !
Savoir regarder
Construit par l’architecte Ferdinand Arnodin et ouvert au
public en 1905, le Pont Transbordeur de Marseille fut détruit – en deux temps –
en 1944-1945. S’il inspira peu les peintres, en dehors d’Albert Marquet et
d’Oskar Kokoschka, il connut un fort engouement auprès des photographes
modernistes des années 1920-1930, souvent inspirés par le Bauhaus[1]. Conservateur
au Musée Cantini (Marseille), Olivier Cousinou a retracé l’origine et les
étapes de cet intérêt qui virent notamment Herbert Bayer, Florence Henri,
François Kollar, Germaine Krull, Laszlo Moholy-Nagy, Man Ray et d’autres, venir
dans la cité phocéenne pour réaliser des séries de portraits de
l’impressionnant édifice métallique et des quartiers environnants[2]. Le Musée
Cantini possède en effet un remarquable fonds d’œuvres photographiques de l’entre-deux
guerres acquis au début des années 1990 où le Pont Transbordeur occupe une
place de choix. Malheureusement, il n’existe aucune publication présentant
cette remarquable collection, depuis longtemps interrompue. Et les expositions
actuelles, quand il y en a, n’ont, faute d’une vraie politique culturelle, plus
l’ampleur et la résonance, par exemple, de celle consacrée à László
Moholy-Nagy, cet expérimentateur tout terrain, qui réalisa de fantastiques
clichés du Pont Transbordeur et du Vieux-Port[3].
C’est donc avec curiosité et intérêt qu’il faut se pencher
sur le Marseille de
Germaine Krull, réédition à l’identique d’un ouvrage paru en 1935. Née en 1897
de parents allemands dans une région rattachée à la Pologne en 1921, après le
traité de Versailles, Germaine Krull étudie la photographie à Munich et ouvre
un atelier tout en fréquentant les mouvements d’avant-garde et les milieux
révolutionnaires. Arrêtée après la Commune de Munich, elle est expulsée de
Bavière et se rend à Berlin où elle rencontre le jeune cinéaste hollandais
Joris Ivens qu’elle suit à Amsterdam en 1925 où elle est séduite par la beauté
des constructions métalliques du port. Installée à Paris l’année suivante, elle
initie à la photographie un jeune roumain, Eli Lotar, avec qui elle vit durant
trois ans. À la suite de ses photographies industrielles, elle publie Métal qui marque l’histoire de la
photographie et réalise ses premiers clichés de la Tour Eiffel qui paraissent
dans Vu, inaugurant une longue
collaboration et d’innombrables reportages pour le magazine de Lucien Vogel.
Elle collabore aussi à Marianne ou
à des publications d’avant-garde comme Bifur.
En 1931, Pierre Mac Orlan écrit à son propos dans le premier volume de la
collection « Les photographes nouveaux », chez Gallimard, qui lui est
consacré : « elle ne crée pas des anecdotes faciles, mais elle met en
évidence le détail secret que les gens n’aperçoivent pas toujours, et que la
lumière de son objectif découvre là où il se cachait ». En 1937, elle
s’installe à Monaco et réalise des reportages mondains. Partie au Brésil après
l’armistice de juin 1940, elle rejoint Brazzaville et dirige le service
photographique de la France libre. Elle suit la campagne de l’armée française
du général de Lattre de Tassigny. En 1946, elle devient correspondante de
guerre en Asie, travaillant pour une agence de Bangkok. Ensuite, elle y
restaure un célèbre hôtel international qu’elle dirige durant plusieurs années.
À l’âge de soixante-dix ans, elle rejoint une communauté tibétaine en Inde,
avant de revenir en République fédérale d’Allemagne (1983). Elle meurt à
Wetzlar deux ans plus tard. Voilà pour l’auteur de ces photos au parcours
accidenté, atypique et aventureux comme nombre d’artistes d’avant-garde de l’entre-deux
guerres confrontés aux tragédies de ces années terribles.
Pour les photos elles-mêmes réalisées au début des années
1930, elles illustrent parfaitement l’activité foisonnante d’un port de
dimension mondiale qui était encore dans la ville : navires serrés, quais
débordant d’activités, grues entre reflets de la mer et ciel nuageux, cheminées
d’usines et entrepôts, amoncellements de sacs, de tonneaux, de marchandises
déchargées à dos d’homme par les dockers… Et puis, encore et toujours, le Pont Transbordeur,
magnifique monument de métal, dont elle a réalisé, avec le hongrois
Moholy-Nagy, quelques-uns des plus beaux clichés. Les
« vieux-quartiers » aussi, autour du Vieux-Port, détruits par les
nazis en 1943 d’après un tracé établi avant-guerre[4], et dont les
habitants semblent illustrer la remarque d’André Suarès : « un bon
peuple sans fiel et qui aime sa bonté. »
Bref, il faut avant tout inviter le lecteur à aller voir par
lui-même ces photographies en gardant à l’esprit ce que disait elle-même
Germaine Krull de son travail : « La première science du photographe
est de savoir regarder… Le même monde vu par des yeux différents, ce n’est plus
tout à fait le même monde, c’est le monde à travers la personnalité… Chaque
angle de vue nouveau multiplie le monde. »
Marius Escartefigue
[1] Lire Alain
Fleig, « Nouvelles
images d’un vieux monde : Marseille d’avant-guerre et laNouvelle Vision
allemande »
[3] Cette
exposition se déroula au Musée Cantini du 5 juillet au 15 septembre 1991. Elle
donna lieu à un superbe catalogue coédité par les Musées de Marseille et la
Réunion des musées nationaux.
[4] Lire Alessi
dell’Umbria, Histoire universelle de
Marseille, Agone, 2006, p. 481-489.