Redrum a été pour
moi un pur plaisir de lecture. Paru à L’Arbre
Vengeur, maison d’édition girondine, il est l’œuvre de Jean-Pierre Ohl,
écrivain et libraire. Il s’agit d’un roman d’anticipation dont l’action, située
dans un futur pas si lointain, est ancrée dans un environnement qui nous
demeure familier. C’est ce qui distinguerait le genre de celui de la
science-fiction. Mais l’ouvrage est d’une telle richesse qu’il dépasse les
frontières des genres : roman d’anticipation, thriller métaphysique,
pastiche littéraire de l’œuvre de Kubrick, dystopie, théorie de la fiction…
Un colloque sur Stanley Kubrick
L’histoire de Redrum
débute sur le bateau qui mène Stephen Gray, critique de cinéma, sur l’île de
Scarba, en Écosse. Il est invité à un colloque sur les films de Stanley Kubrick
par la fondation dirigée par l’ancien patron de son père décédé, Onésimos Némos.
Ce dernier est l’inventeur de la Sauvegarde, technologie permettant de
sauvegarder informatiquement la personnalité des morts et à leurs proches de
les « visiter » virtuellement. Il a vendu son brevet à la société
BackupTM qui a fait de la Sauvegarde un bien de consommation comme un autre.
Alors que le colloque tarde à commencer et qu’une guerre nucléaire menace
d’éclater, Stephen Gray va tester pour la première fois la Visite.
Un monde comme un prolongement de notre société de l’information
Tout l’art de Jean-Pierre Ohl consiste à évoquer un monde
futuriste, imaginaire, dont les avancées technologiques nous paraissent aller
de soi, comme un prolongement de celles que nous avons nous-mêmes expérimentées
récemment. Dans cet « Univers 2.0 », le cinéma 2D est déjà
presque un vestige, les tablettes sont pliables, les participants des forums
sur internet sont des hologrammes, une recherche sur le web donne des résultats
olfactifs. Un monde dans lequel on s’immerge donc facilement, mais qui suscite
par ailleurs l’inquiétude à cause de son insularité, de la menace de fin du
monde, de l’hôte qui demeure invisible, mais orchestre tout mystérieusement, de
la froideur des androïdes qui accueillent les intervenants du colloque et
surtout de cette technologie de la Sauvegarde. Donnant l’illusion aux hommes
d’un accès à l’immortalité et à la maîtrise du temps, elle est en fait une
menace pour la liberté individuelle, puisque la personnalité des mourants est
sauvegardée automatiquement et arbitrairement dans les hôpitaux. Une invention
comme une dérive hypothétique de notre société de l’information, qui pousse le
lecteur du roman à réfléchir aux notions de mémoire et d’oubli de nos données
informatiques personnelles.
Théorie de la fiction versus théorie de l’information ?
Mais le propos de l’auteur n’est pas polémique, la
Sauvegarde est avant tout un ressort narratif. Le sujet principal du roman,
c’est l’entremêlement dans nos vies de la fiction et de la réalité. Car la
fiction revêt bien des formes et se manifeste partout dans la vie du personnage
de Stephen Gray : dès son enfance, dans les hallucinations de ses ancêtres
qui lui apparaissent, dans ses souvenirs qui sont une reconstitution de la
réalité, dans ses rêves, dans les situations des films de Kubrick qu’il rejoue,
dans les expériences virtuelles de visite aux morts, sorte d’entre-deux où les
données animées par des stimulations neuronales créent un nouveau présent. Ce
que nous dit ainsi Jean-Pierre Ohl, c’est que le virtuel et la fiction ne sont
pas opposés au réel, mais qu’ils en sont une composante et une manifestation.
Idée géniale dont il se sert pour manipuler son lecteur et élaborer une
véritable théorie de la fiction.
Le cercle et le bâton
Une théorie qui pourrait s’articuler ainsi : la fiction
est le moyen que l’homme a trouvé pour donner à sa vie les dimensions d’un destin.
Nous avons peur de mourir, car nous avons peur de mourir avant la fin, ce qui
arrive inéluctablement. La sauvegarde et sa promesse d’immortalité sont le
symptôme de cette peur. L’œuvre de fiction se saisit de la réalité comme d’un
matériau et donne un ordre aux événements, elle est close, circulaire,
complète, ainsi que l’explique Stephen Gray avec sa métaphore du « cerceau
et du bâton » : « Nous sommes des segments. (…) Nous allons
simplement d’un point à un autre, sans jamais pouvoir faire un pas de côté, ni
nous arrêter, ni savoir à quel point du trajet nous sommes rendus. Le film, lui
est un cercle. » La fiction est une béquille pour l’homme, faite
de fragments que l’auteur essaye d’agencer pour leur donner un sens et tenter
de maîtriser le temps. La forme parfaitement circulaire de Redrum est l’illustration même de
cette théorie de la fiction.
Du plaisir d’être manipulé-e en littérature
Il y aurait tant d’autres choses à dire, mais je ne veux pas
vous gâcher le plaisir de la découverte. Juste un dernier mot : vous allez
adorer les nombreuses mises en abîmes où se rejouent des scènes de Shining, 2001 L’Odyssée de l’espace, Eyes
Wide Shut, etc. L’ingéniosité de Jean-Pierre Ohl régalera tous les
cinéphiles et les lecteurs qui aiment être manipulés, en toute innocence bien
sûr…
(Octobre 2012)