Parfois on ne sait pas bien dire si un roman nous a plu ou
non. C’est un peu le sentiment que j’ai eu avec Rue des voleurs de Mathias Énard paru aux éditions Actes Sud…
L’histoire d’un exil
C’est un monde âpre et obscur qu’évoque l’auteur dans Rue des voleurs. L’histoire débute à
Tanger, au Maroc. Lakhdar a dix-huit ans et avec son ami Bassam il aime
observer les bateaux du détroit et lire des polars. Un jour, il est surpris nu
avec sa cousine par son père qui le chasse de chez lui. Commence alors pour le
jeune homme un cheminement difficile, marqué par la solitude, la survie et
l’exil, qui le mènera de Tanger à Algésiras puis à Barcelone. En arrière-plan
historique du roman, les révolutions arabes, l’intégrisme religieux et les
indignés espagnols.
Entre apprentissage et errance
Mathias Énard nous livre à priori un roman d’apprentissage.
Le héros de Rue des voleurs va
en effet se lancer dans une quête identitaire (se recréer une famille avec des
figures paternelles de substitution, le Cheikh Nouredine ou Saadi le marin, ou
Judith l’amie précieuse) tout en pénétrant la « ténèbre occidentale »
où la crise économique fait rage. Lakhdar est doublement exilé : dans son
pays rejeté par les siens puis en Espagne, sans-papier à qui on refuse le droit
de circuler. Mais plutôt qu’un voyage initiatique, son parcours ressemble à un
chemin de croix : chassé du paradis originel de l’enfance, il erre entre
deux mondes (métaphore du Barzakh), condamné à expier sa faute. Mathias Énard
développe également une rhétorique des ténèbres animales opposées aux lumières
de l’intellect. C’est la peur, émotion primale, qui pousse l’homme à haïr
l’autre au point de le tuer (terrorisme), mais ce sont les livres qui extirpent
Lakhdar de la rue. Une riche intratextualité irrigue d’ailleurs tout le roman
(de Total Khéops à Ibn
Batouta ou aux sourates du Coran).
Un monde au bord de l’implosion
Rue des voleurs est
un roman très contemporain, avec un contexte politique fort, même si Lakhdar
reste spectateur des mouvements populaires, tout occupé qu’il est à survivre.
Au-delà de la dimension apocalyptique et tragique un peu pesante du livre,
Mathias Énard fait le portrait croisé de deux sociétés et des courants libertaires
qui les traversent quasiment au même moment. Il connaît bien le Monde arabe,
ses langues et ses littératures, ses religions, ses sociétés et il vit en
Espagne. Au lendemain de la grève générale du 29 mars 2012 en Espagne, il fait
dire à Mounir, le colocataire de Lakhdar : « à Tunis, le bordel a
continué le lendemain, le surlendemain et le jour d’après. Ici, c’est comme
s’il ne s’était rien passé. » Peu d’espoir ressort en effet du récit des
événements, tant le monde décrit par l’auteur semble prêt à imploser.
Portraits croisés de mouvements populaires
Enfin, si certaines pages sont écrites à la première
personne dans une langue oralisée et nerveuse, reflet de l’urgence avec
laquelle le personnage vécut les événements, le plus souvent la langue est
littéraire et classique, comme si la voix de l'auteur prenait le
dessus et qu’il perdait celle de son personnage. De même, j’aurais préféré
suivre l’action aux côtés du héros, plutôt que dans un temps différé qui
aplatit les faits. Au final, malgré cette impression de dissonance et un
pessimisme qu’on peut trouver un peu excessif, Rue des voleurs reste intéressant dans les croisements opérés
entre les deux cultures et l’évocation des révoltes populaires, dont il est bon
de se remémorer l’importance si on ne veut pas croire qu’elles furent inutiles.