J’avais beaucoup entendu parler de Certaines n’avaient jamais vu la mer de l’écrivaine
américaine Julie Otsuka, ce
roman édité par Phébus
qui a reçu le prix Femina étranger ainsi que le Grand Prix des lectrices du
magazine Elle. Alors quand je suis tombée dessus dans les nouveaux rayonnages
de la bibliothèque de l’Alcazar, ma curiosité était suffisamment aiguisée pour
que je l’emprunte. L’idée que je m’en étais faite était pourtant toute autre
que celle que la lecture m’a laissée, car ce texte est vraiment surprenant,
dans ce qu’il dévoile et dans son écriture.
L’histoire de l’émigration d’une communauté et de ce qui s’ensuivit…
Julie Otsuka relate l’histoire d’une communauté de femmes
japonaises qui arrivèrent dans les années vingt à San Francisco pour y
rencontrer les hommes inconnus auxquels elles s’étaient mariées, dans l’espoir
de débuter avec eux une nouvelle vie. Dans la première partie du roman sont
relatées les dures vies de labeur dans les champs ou au service de riches Américains,
les difficultés de l’acclimatation, plus ou moins réussie selon le destin de
chacune, la naissance des premiers enfants... Et puis plus tard, la Seconde
Guerre mondiale éclata et alors tout bascula pour cette communauté originaire
du pays ennemi.
Un récit polyphonique
Certaines n’avaient
jamais vu la mer n’est pas écrit comme un roman traditionnel, on n’y
trouve pas de narrateur prenant la parole pour raconter une histoire ou de
personnage principal à suivre. C’est une communauté de femmes qui raconte, un
« nous » collectif et aussi, pour dire la diversité des histoires
particulières, l’auteur emploie souvent le déterminant indéfini « certaines ».
Le récit est polyphonique, fait de phrases courtes dessinant des profils en
quelques mots : « Certaines descendaient des montagnes et n’avaient
jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheurs et elles
avaient toujours vécu sur le rivage. » Petit à petit, de plus en plus de
noms apparaissent cependant, comme si l’auteur voulait signifier que dans le
groupe vécurent bel et bien des personnes réelles, avec des vies uniques et
bien remplies, et ainsi, éveiller l’empathie du lecteur. Sentiment qui fit si
cruellement défaut aux Américains de l’époque.
La réparation par la littérature
C’est un pan méconnu de l’histoire que dévoile Julie Otsuka,
dans ce roman qu’on sent très bien documenté. Des phrases en italique à la
première personne jalonnent le texte, rapportant des témoignages qui ont l’air
réels : « J’avais treize ans et je n’avais jamais regardé un homme
dans les yeux. » L’auteure nous dit l’absurdité de vies sacrifiées,
passées sous le rouleau compresseur de la guerre et tente de réparer en disant
ce qui fut longtemps tut. Je dois avouer cependant que j’ai eu le sentiment de
rester à une certaine distance du texte, perdant parfois le fil dans certains
paragraphes un peu trop énumératifs. Mais je suppose que le côté répétitif et
bref du phrasé est inhérent à la forme incantatoire de l’ensemble, qui en soi,
est une prouesse narrative. Il me reste néanmoins à l’esprit un sentiment très
positif quand je repense à ce livre qui sonne comme un chant de consolation pour
toutes ces vies inconnues gâchées.
Pour aller (beaucoup) plus loin, ne manquez pas d’écouter
cette passionnante interview de
Julie Otsuka diffusée dans l’émission L’Humeur
vagabonde.