Le mois dernier s’est déroulé à Aix e-topie, manifestation labellisée
Marseille-Provence 2013 conçue comme un parcours d’arts numériques, et
englobant le festival des arts numériques « Chroniques des mondes
possibles » organisé par Seconde
Nature (lieu de recherche et de production). Beaucoup d’autres
manifestations ont également permis de prolonger l’immersion. De ce maelström
particulièrement stimulant, je tenterai de tirer quelques ficelles, d’après mon
propre parcours d’e-topie.
Franck Vigroux et Antoine Schmitt, Tempest |
Voyage en territoires numériques
On pouvait donc voir de nombreux artistes exposés à Seconde
Nature et à la Fondation Vasarely, transformés pour l’occasion en espaces ou
« territoires » de rêve et de réflexion. Les arts numériques
questionnent la modification de nos perceptions et de notre intelligence du
monde par le numérique, c’est-à-dire notre manière d’être au monde dans un
environnement technologique. Et pour ce faire, les artistes détournent,
réinventent et jouent avec les médiums et supports numériques qui nous
entourent.
Ryoichi Kurokawa, Rheo : 5 horizons |
Montages, remixes et boucles temporelles
Ainsi, la très belle installation de Samuel Rousseau
L’arbre et son ombre formule une idée importante sur le bouleversement
de notre rapport au temps induit par le numérique : sur l’écran situé
derrière le tronc d’un arbre, une vidéo retrace le cycle complet de la vie de
cet arbre au fil des saisons, dans une accélération et une boucle qui rendent
possible la superposition de l’objet présent et de son existence passée. Le
médium numérique fait advenir des potentialités et des dimensions cachées,
propose différents niveaux de lecture d’un même objet. Autre jeu sur la
linéarité du temps, dans son œuvre Rheo :
5 horizons, les images, Ryoichi
Kurokawa remixe sur cinq écrans les images de paysages, déformées par
leur traitement, intermittentes ou accélérées dans leur apparition, dans une
circulation qui paraît aléatoire et désordonnée mais qui est en fait orchestrée
dans un montage visuel et sonore très poétique.
Données numériques recherchent formes graphiques...
D’autres œuvres jouent avec la dimension computationnelle du
numérique et détournent cette fonction de calcul liée à l’outil informatique
pour donner une autre forme à des données scientifiques. Ainsi, Cloud Tweets (@cloud_tweets) de David Bowen
est un dispositif qui capte à l’aide d’une caméra des nuages et retranscrit
leur présence via un algorithme envoyé sur Tweeter sous la forme de 140
caractères. Chaque nuage acquiert donc une forme numérique graphique unique.
L’œuvre de Cécile Beau et Nicolas Montgermont, Radiographie, transcrivait
quant à elle sur un grand écran en arc de cercle les formes des ondes
électromagnétiques captées par une antenne disposée au centre de l’espace.
Nouvelles formes et nouvelles échelles…
David Bowen, Cloud Tweets (@cloud_tweets) |
Cécile Beau et Nicolas Montgermont, Radiographie |
Pour une lecture hybride
Une autre caractéristique des arts numériques est leur
propension à l’hybridation des médiums. La plupart des installations mettent en
scène des objets articulés par des mécanismes, des images fixes ou animées,
elles-mêmes accompagnées de musiques ou captations sonores… La lecture de
l’œuvre est certes plus complexe pour le public, mais l’immersion est plus
complète aussi, tous nos sens sont sollicités. Cette question de l’hybridation
est liée à celle de l’omniprésence de l’interface dans nos vies et du filtre
qu’on applique aux choses, dont l’écran est le meilleur représentant.
De l'entente des hommes et des machines
Les arts numériques explorent également le rapport de
l’homme à la machine. Ainsi, l’œuvre de Robyn Moody intitulée Butterflies. Species at risk
at the edge of reason est une installation dans laquelle des
livres ayant été censurés (L’origine des
espèces, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, etc.), sont installés sur des
bras mécaniques qui actionnent leurs couvertures, les maintenant en permanence
ouverts, l’ironie étant que certains hommes ont voulu les voir définitivement
fermés. Par ailleurs, j’ai adoré la performance audiovisuelle de Franck Vigroux
et Antoine Schmitt intitulée Tempest :
sur un grand écran, des particules sont animées par la combinaison
d’algorithmes et « d’instruments analogiques » pour former des
mouvements simulant un chaos originel. Un équilibre semble maintenu entre la
circulation aléatoire des particules et leur contrôle par les artistes. À
l’opposé du fantasme de l’homme dirigé par la machine, l’artiste simule un
phénomène naturel avec ses outils. L’œuvre offre une expérience numérique
énorme : sensorielle, mentale et esthétique.
Robyn Moody, Butterflies. Species at risk at the edge of reason |
Résonances de l'agora numérique
e-topie c’était aussi plein d’autres événements, moi je suis
allée à la super rencontre Ec(h)o avec Antonin Leonard cofondateur de Ouishare et Adrien Aumont cofondateur
de KissKissBankBank, tous
deux acteurs de l’économie collaborative. Il y fut question d’architecture de
réseau, de l’importance des usages, du pouvoir du partage, de nouvelles
échelles de participation… Passionnantes perspectives. Je me suis aussi rendue
à la conférence de Bernard Stiegler sur l’éditorialisation de l’espace public
(dans le cadre de la résidence
Zanzibar organisée par Alphabetville).
Là ce fut de la haute voltige philosophique, j’ai quand même retenu des idées
fortes comme la nécessité de définir des règles de publication numérique
propres à l’élaboration du savoir universitaire (contribution des pairs), qui
soient différentes de celles imposées par les industries culturelles, de la
nécessité de pratiquer le numérique pour le penser, et de l’importance d’un
raisonnement numérique (humain) pour accompagner et interpréter l’entendement
numérique (machines). Pas sure d’avoir compris si le philosophe articulait la
constitution des savoirs par les amateurs à tout ça, mais visiblement le propos
était davantage de réveiller les consciences académiques.