J'ai découvert Ça
change quoi grâce à une rencontre organisée par Peuple & culture et La Marelle avec l’écrivain vénitien Roberto Ferrucci, alors en
résidence à Marseille. Le livre est à la fois un témoignage
journalistique, un récit de voyage et un roman. Cet objet littéraire
protéiforme dénonce la répression exercée par la police à l'encontre de
milliers de militants parmi les 300 000 manifestants altermondialistes présents
à Gênes en juillet 2001 lors d'un sommet du G8.
Retour sur un crime d’État
J'avais vu il y a quelque temps le film Diaz, un crime d'État, de Daniele
Vicari, directement inspiré du livre de Roberto Ferrucci, et m'étais alors
reproché mon ignorance sur ces faits. Mais en tapant sur YouTube Gênes 2001,
une des premières vidéos sur lesquelles je suis tombée fut celle d'un journal
de 20h, et alors j'ai mieux compris : le refoulement collectif dont
parle l'auteur a commencé le jour même et à grande échelle puisqu'il fut relayé
par les médias eux-mêmes (employant des termes tels qu’ « émeute »
ou « extrémiste »). C'est donc une des vertus de ce livre que de
rétablir la vérité des faits. Le narrateur (double de l'auteur qui a vécu
les événements) est en effet un journaliste effectuant un vrai travail de
reporter sur le terrain ; il est témoin de l'inaction des policiers face aux
destructions des black blocs (guérilleros minoritaires), et surtout de la
réelle répression exercée sur des hommes et des femmes (souvent jeunes) venus
exprimer pacifiquement leur opposition politique, attaqués dans le cortège avec
des gaz urticants puis pour 93 d'entre eux, passés à tabac par la police dans
l'école Diaz. Dans Ça change quoi,
Roberto Ferrucci nomme les choses par leur nom en parlant de « massacre »
et de « torture », donne des chiffres : « six mille deux cents
projectiles de gaz en deux jours », rappelle la mort de Carlo Giuliani et
pose des questions cruciales : « pour quelle raison, cette nuit-là, dans
cette nation, la légalité s'est interrompue. » Et si parfois la crédulité
du narrateur semble un peu exagérée, comme s'il n'avait jamais, à 40 ans, fait
l'expérience d'une démonstration de violence par la police, elle met néanmoins
en lumière le choc que fut pour des milliers de personnes cette
expérience de guerre civile, de proximité de la mort, pour eux qui
vécurent « la journée la plus terrorisante de leur existence ».
En aparté... le geste littéraire
Mais le livre de Roberto Ferrucci est avant tout un roman,
où une subjectivité – le narrateur – raconte sa propre vérité sur Gênes, en
tant que témoin traversé par des sentiments et des émotions. De retour à Gênes
plusieurs années après, dans sa chambre d'hôtel, il tente de sonder les
strates de sa mémoire, en superposant pêle-mêle les souvenirs, les photos,
les vidéos, les visages de femmes, et confronte ainsi le premier et le second
voyage, la ville assiégée d'alors et la Gênes actuelle, amnésique. Dans ce
travail sur la mémoire, les scènes évoquées en appellent d'autres comme dans un
jeu de domino, et l'écriture semble suivre ces flux spontanément. Mais
l’écriture de Roberto Ferrucci est aussi une écriture de l'interstice et de la
présence pure, comme dans la scène magnifique du baiser avec Élisa où
l'environnement oppressant disparaît soudain : « ce baiser nous nous le
donnions ailleurs. » C’est précisément dans ces apartés temporels ménagés
dans le récit qu’apparaît le geste littéraire et où s’exerce l’acuité
du regard du narrateur sur les phénomènes qui l’entourent.
Le voyage devenu film devenu roman
Ça change quoi est
donc un roman composé de strates où les événements refont surface à travers
divers filtres : vidéos, photos, carte géographique, notes qui sont les
matériaux visibles dont est constituée la trame du texte. De même, sur place en
2001, la réalité apparaît en permanence derrière des interfaces sonores
(téléphones) ou visuelles (écrans). Dans l'écriture de l'auteur où l'œil et la
caméra se confondent, le numérique est partout présent et concourt à cette
impression de maîtrise du temps (captations soudaines, ruptures narratives,
gros plans, etc.) Finalement, Ça
change quoi, c'est le voyage devenu film devenu roman où l'écriture
est le média qui réussit la synthèse de tous les autres.
Le changement ou l’engagement ?
Pour en revenir à Gênes : à la question du (non-)changement
sous-entendu par le titre, le narrateur répond désabusé : « je n'en
sais plus rien, maintenant, des années après, s'il est encore possible, ce
monde différent. » Pour ma part, je choisis de garder précieusement à
l’esprit la réponse que le roman apporte non pas sur la question du changement,
mais sur celle de l’engagement : l’indignation est un moteur, et
le témoignage, en tant que point de convergence d’un parcours personnel et
d’un parcours historique, est sûrement une première alternative.
Diaz, un crime d'État, de Daniele Vicari, un film adapté de Ça change quoi.