Les Grands de
Sylvain Prudhomme (L'Arbalète,
Gallimard) fait
partie de ces romans qu’on lit le sourire aux lèvres et qu’on referme avec un
sentiment de reconnaissance. L’histoire se passe à Bissau, capitale de la
Guinée-Bissau, fieffe du célèbre groupe de musique les Mama Djombo et
débute avec la mort de Dulce, chanteuse du groupe et ancienne amante de Couto,
guitariste. On va suivre ce dernier dans une déambulation nocturne à
la fois mélancolique et empreinte de douceur. Mais Sylvain Prudhomme nous
décrit une Afrique chatoyante et aérienne et son roman se déploie bien au-delà
du sujet de la perte de l’être aimé.
Au croisement des vents contraires
L’histoire est ancrée dans un réel bien vivant. Elle raconte
un moment entre les deux tours des élections présidentielles
guinéennes, quelques heures de la vie d’un groupe d’hommes rassemblés sur un
bout de terre ; tous croisés dans la journée par
Couto, et qui le même soir seront mus par des vents contraires :
les « garandi » (les grands) du Mama Djombo donneront un concert en
l’honneur de Dulce dans une gargote de quartier, alors que les rappeurs du Hard
Core Side (la relève) rassembleront eux 6000 personnes, et que le général Gomez
tentera un coup d’État visant à bloquer le candidat militant contre la
corruption en passe de gagner les élections. Au milieu de ce tourbillon
d’événements, Couto évolue comme dans un rêve cotonneux, chamboulé, submergé
par les souvenirs, dans le vertige de ce moment si particulier.
Démêler les fils de la fiction et de la réalité… ou pas !
Au début, j’ai été un peu troublée que l’auteur ne vienne
pas me dire le vrai du faux, ne me dise pas si les personnages
étaient bien ceux du vrai Super Mama Djombo ou pas… Pourtant, je n’aime
pas toujours quand l’auteur s’immisce dans son histoire pour
expliquer quelle fut sa démarche d’écriture, etc. Je trouve ça un peu narcissique
et moi ça me fait sortir d’un vaste monde fabuleux pour pénétrer dans une toute
petite chambre. En fait, la clef m’a été donnée à la fin du livre, sur la page
des remerciements, alors je vous conseille de commencer par là si c’est une
question qui pourrait vous tarauder vous aussi. Un détail…
La terre bien aimée, l’État détesté
Sylvain Prudhomme connaît bien l’Afrique : il fait parler
ses personnages en créole, dépeint admirablement les paysages vibrants et
scintillants de la nuit africaine, et pour qui est un peu sensible au spectacle
de la nature, c’est un enchantement de lire dans ses mots la luxuriance de la
végétation locale, on s’y croirait... Mais l’attachement de l’auteur au
pays ne l’empêche pas de poser un regard critique sur la vie politique
guinéenne et de nous expliquer que les mêmes qui ont libéré le pays du
joug du Portugal (colon depuis 1879) sont devenus les « bouffeurs »,
ceux qui se sucrent sur le dos du peuple et qui pactisent avec les
narcotrafiquants. Et en arrière-plan de cette relation
d’amour-répulsion qu'éprouve Couto pour son pays, se dessine le
dilemme de l’exil, choisi par le personnage très touchant de Malam, parti vivre
en Belgique. L’exil, l’expatriation, l’émigration… Questions éminemment
contemporaines et littéraires que l’auteur aborde avec tant d’intelligence (le
passage de la réflexion de Malam sur un éventuel retour est celui que j’ai
préféré, je crois, tant il dépeint avec humanité les brèches qui peuvent
s’ouvrir sous les pieds de l’exilé). En résumé, ce roman qui embrasse tant de
sujets concomitants est en quelque sorte un instantané de la Guinée Bissau,
et un grand bonheur de lecture.