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La Marche royale, Andreas Latzko

La Marche royale est un court roman de l’écrivain austro-hongrois Andreas Latzko (1876-1943). C’est Nathalie Eberhardt, coresponsable des éditions La dernière goutte qui en livre ici une belle traduction pour les lecteurs francophones (d’après une édition allemande parue en 1932). Qu’est-ce qui nous pousse à nous emparer d’un livre ? Une convergence de petites choses, j’imagine, par exemple l’admiration pour une maison d’édition et son travail de découverte de textes étrangers, contemporains ou classiques, parfois rares ou oubliés, toujours percutants.


Le tisserand et le typographe

Le roman d’Andreas Latzko raconte l’histoire de Cesare Pasquali, un tisserand italien qui, de retour dans sa petite ville de Ligurie après la Première Guerre mondiale, est rejeté par ses concitoyens, car l’amputation de deux doigts l’a rendu inapte à exercer son métier. Nostalgique de l’accueil reçu en Autriche, dans le village où il avait été fait prisonnier, il décide de quitter son pays pour y retourner. Sur sa route, à Gênes, il fait la rencontre d’un typographe autrichien qui deviendra vite son plus précieux ami.

Bonheur de l'amitié

On assiste donc dans La Marche royale à la naissance d’une amitié basée sur une reconnaissance mutuelle et un destin similaire, puisque le tisserand et le typographe sont tous deux éclopés et réprouvés par les leurs. Au départ, une entraide, un premier repas — frugal — scelle leur amitié : le typographe possède un quignon de pain qu’il propose de « partager avec Pasquali en bon camarade », alors que ce dernier errait, démuni, dans les rues de Gênes. Dans leur alliance, l’un est savant, l’autre est fort. Une fraternité et une tendresse réciproques vont même rendre possible l’élaboration d’un projet commun...

Malheur de l'exaltation patriotique 

Mais comme je vous le disais en introduction, les éditions La dernière goutte proposent des textes percutants et La Marche royale ne déroge pas à cette ligne. Dans son récit, Andreas Latzko sonde également les élans propres aux émotions collectives et à l’exaltation patriotique (La Marche royale fut à l’époque l’hymne national du Royaume d’Italie). Le texte prend petit à petit la forme d’un conte, dont l’histoire — édifiante — dénonce la haine engendrée par le nationalisme. La Marche royale est un texte marquant, à lire après cette période éprouvante d’élections dont nous sommes parfois sortis contrariés par nos disputes, et où par ailleurs nous avons vu s’exprimer ces élans nationalistes nauséabonds.

Plaisir du texte 

Enfin, la lecture du livre d’Andreas Latzko offre exactement ce qu’on espère d’un roman en l’ouvrant : le plaisir du texte qui nous emporte vers des horizons lointains, une autre époque, un autre pays ; une immersion immédiate au cœur de l’histoire, grâce sans doute à un style ciselé, concis, efficace, et à une traduction le mettant en valeur. Comme quoi, un texte court peut lui aussi posséder un souffle romanesque assez vigoureux pour nous arracher à notre fauteuil !

Bonne lecture !

Extrait 

Pour la première fois de sa vie, Pasquali se trouva totalement seul face au terrible dénuement. L’indifférence des hommes se dressait autour de lui comme un mur de pierre. Au mont Grappa, il avait passé bien des nuits à croupir sous la pluie, sans la moindre bâche sous laquelle pouvoir s’abriter, mais ils étaient alors des milliers blottis les uns contre les autres, tout aussi délaissés par Dieu qu’il l’était. Ce qui lui arrivait à présent était incommensurablement dégradant ; pourquoi fallait-il qu’il n’y ait que lui, précisément lui et lui seul qui, dans des nippes complètement détrempées, les pieds écorchés par une marche de trois jours, soit condamné à vagabonder dans les rues en tête-à-tête avec sa faim, sous les insultes de chaque fenêtre éclairée ? Des rideaux de fer s’abattirent avec fracas. Des portes-cochères claquèrent devant son nez, on l’enferma dehors comme un chien errant.

Auteur : Andreas Latzko
Traduction : Nathalie Eberhardt
Édition : La dernière goutte, 2017