Accéder au contenu principal

Le silence même n’est plus à toi, d'Asli Erdoğan : Chroniques de la Turquie actuelle

Quand l’écrivaine turque Asli Erdoğan a été emprisonnée à l’été 2016, de nombreuses personnes se sont mobilisées en France pour réclamer sa libération. En effet, à la suite du coup d’État du 15 juillet 2016, Recep Tayyip Erdoğan a décidé que l’opposition politique n’aurait plus voix au chapitre. 148 journalistes se sont ainsi retrouvés en prison et de nombreux intellectuels furent privés d’exercer leur métier. Asli Erdoğan est accusée « d’appartenance à un groupe terroriste » car elle a écrit dans le journal kurde Özgur Gündem. Le recueil Le silence même n’est plus à toi publié par Actes Sud regroupe les chroniques incriminées.


Le Silence même n'est plus à toi d'Asli Erdogan

La voix d’une démocrate dans un régime autocratique

En sa qualité d’écrivaine et de journaliste, Asli Erdoğan évoque dans ces chroniques la situation politique turque et notamment l’oppression du peuple kurde depuis la fin du cessez-le-feu en 2015. Un des textes les plus marquants est intitulé « Au pied du mur ». Y sont racontés les combats de rue pendant le coup d’État de la nuit du 15 juillet 2016. L’écrivaine parle aussi des chaînes pour la paix à Kobanê, des manifestations des Mères du Samedi à Istanbul, d’une conférence de soutien à Suruç, des « Marches pour la liberté » dans différentes villes turques (pour défendre la liberté d’expression). D’autres chroniques sont consacrées à des sujets précis, comme « De la mémoire les grands charniers » où Aslie Erdoğan aborde la question de la non-reconnaissance du génocide arménien. Autant de sujets que le régime turc refuse de voir évoquer, car comme l’expliquent très bien les récents reportages diffusés sur Arte, aujourd’hui, l’État turc ne respecte plus la liberté d’expression. (Ci-dessous le programme Tête de lecture #3 intitulé « Erdoğan contre Erdoğan » produit par Arte.)


Des chroniques littéraires

Ces chroniques écrites par Asli Erdoğan pour Özgur Gündem sont littéraires. Elles prennent tour à tour les formes du récit, de la prose poétique, de la légende... Le ton est lyrique, voire élégiaque, et le style très imagé. Elles convoquent les métaphores de l’ombre et de la lumière, du cosmos et du chaos pour évoquer la situation politique en Turquie. Pour l’écrivaine, écrire, c’est formuler le réel, extraire les mots de l’informe et de la nuit : « Et cette histoire, ce montage nocturne, remplira la nuit qui se distend comme un immense filet déchiré, de nos mots et de nos corps, ainsi espérons-nous lui donner forme. » Surmontant le désordre provoqué par la violence, le temps suspendu de la guerre, la souffrance des corps blessés et des âmes meurtries, Asli Erdoğan fait œuvre de création : elle écrit des textes ancrés dans la temporalité d’événements contemporains, publiés périodiquement dans un organe de presse, tout en se référant à des temps anciens, mythiques, à une violence archaïque des premiers hommes. C’est peut-être ce mélange des genres qui fait la particularité et l’originalité de la voix d’Asli Erdoğan. 
 

Celle qui se tient sur le seuil

La lecture de Le silence même n’est plus à toi n’est pas aisée. Tout d’abord parce que le texte est dense poétiquement, riche stylistiquement, parfois complexe dans sa chronologie. Et par ailleurs, parce qu’il charrie de la souffrance et que la notion de mal y est centrale. Asli Erdoğan est celle qui se tient sur le seuil, celle qui voit les crimes du passé, parce que la vérité est pour elle la plus importante des quêtes et parce qu’elle sait que sans reconnaissance de ce passé l’homme ne peut construire un présent. Il faut être capable de lire ces textes-là, ce n’est pas une évidence. Mais on peut essayer, car il s’agit d’une œuvre de création qui rééquilibre la balance du côté de la lumière. Asli Erdoğan y distille en effet des messages de patience, de solidarité, d’espoir et de consolation. Des idées fortes reviennent de page en page : celle du courage dont l’homme est capable et celle d’un destin à accepter : « Ma “recette” personnelle – il est certain que nul ne saurait enseigner à l’autre comment exorciser ses traumatismes – est d’approcher chaque existence avec le sens du destin... La littérature commence précisément avec ce sens du destin. »
 

Lire Asli Erdoğan

Asli Erdoğan a été libérée en décembre 2016, mais elle reste accusée de terrorisme et n’a pas pu récupérer son passeport pour se rendre en France où elle avait été invitée au festival Les Transversales, comme l’explique Franck-Olivier Laferrère dans une tribune parue sur Bibliobs. En conclusion, lire Le Silence même n’est plus à toi, c’est une expérience littéraire et c’est apporter un soutien symbolique à Asli Erdoğan, à ses condisciples et à ses compatriotes. C’est dire : cette parole censurée obligée de s’exiler, on va la lire et écouter ce qu’elle a à dire.

 

Extrait

Me voilà donc à ma place habituelle, dans ce pays qui est le mien, attendant sous le même ciel, sous la même pluie, sous le même toit, l’oreille tendue. Vers la rumeur jusqu’ici jamais entendue d’une ville lointaine. À la recherche des voix, de l’espoir, des cris, des signes... Comme si j’attendais dans un couloir ouvrant sur des pièces vides. Au milieu des d’images familières, de sentiments érodés, de souvenirs passés au peigne fin, de vies absorbées jusqu’à s’être fichées dans la mœlle de mes os... Au milieu des larmes, des adieux, et des phrases que j’ai secrètement mis de côté... Murmure dont j’attends d’arracher mot par mot un récit. Pourtant, aujourd’hui rien ne semble vouloir sortir de moi. Rien qui ne veuille dire « je ». Tracer un cercle aux traits bien délimités, finir une phrase, accepter un destin. Rien qui ne veuille d’un récit tissé de mots.




Auteur : Asli Erdoğan
Traduction : Julien Lapeyre de Cabanes
Édition : Actes Sud, 2017