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Les Histoires de Franz, de Martin Winckler : Deuxième tome d'une saga familiale

J’avais envie de lire Martin Winckler depuis un moment, l’homme m’intriguait (ancien médecin, défenseur de la cause féminine). La sortie des Histoires de Franz (éditions POL) a été l’occasion de tenter l’aventure.

Une famille recomposée dans les années 60

Le roman fait partie d’une trilogie qui a commencé avec Le Fils d’Abraham et qui se poursuivra avec Franz en Amérique. Martin Winckler y raconte l’histoire de Franz et de sa famille, dans un cadre historique allant de 1965 à 1970. En 1961, Franz avait huit ans quand lui et son père ont quitté l’Algérie, suite à la mort de la mère de Franz dans un attentat. Après un passage par les États-Unis, ils ont élu domicile dans la petite ville de Tilliers, en France, et le garçon est désormais un adolescent devant faire face à tous les problèmes de l’âge ingrat. Abraham, le père médecin, a la sagesse de ceux qui ont dû fuir leur pays et c’est un père aimant. À Tilliers, il a rencontré Claire, mère de Luciane, dont le mari gendarme est lui aussi mort à Alger pendant la guerre, dans d’obscures circonstances. La famille recomposée va devenir un foyer chaleureux et accueillant. Le père et la mère vont notamment s’unir dans leur engagement pour la cause des femmes obligées d’avorter clandestinement. C’est dans ces parties consacrées à ce combat historique que sont racontées les histoires les plus touchantes. D’autant que Martin Winckler réussit à les associer à celles des répercussions de la guerre d’Algérie, et du colonialisme en général. Malheureusement dans la dernière partie du roman l’écrivain se détourne de ces questions.

Un roman (un peu trop) ficelé

L’originalité des livres de Martin Winckler repose davantage sur leur structure que sur la langue. En effet, l’histoire est essentiellement racontée du point de vue de Franz, s’adressant à lui-même dans un journal (ayant perdu la mémoire une première fois, suite à l’attentat en Algérie, il consigne les événements de sa vie au cas où le phénomène se répéterait). Le tout est donc fragmenté et les ellipses nombreuses. D’autres personnages écrivent eux aussi : des lettres de recommandation pour un mystérieux dossier que l’adolescent est en train de monter. Même la grande maison où la famille de Franz vit et où son père reçoit ses patients est dotée d’une voix ! (Qu’on entend peu, ceci dit.) Le récit est donc varié dans sa forme, épistolaire, dialogué, polyphonique... Il découpe l’intrigue de manière non linéaire, de sorte que certaines clefs nous sont données a posteriori pour éclairer des faits demeurés jusqu’alors mystérieux. Toute une ingénierie romanesque est déployée, en somme. Ça fonctionne dans le sens où on est souvent dans l’attente d’explications. Mais parfois on dirait que ça se veut complexe et ingénieux. Et du coup, elle en devient trop voyante, cette machinerie.

Où l'on regrette nos défauts

Il y a beaucoup de bienveillance dans ce roman. Les personnages sont bons les uns avec les autres. S’ils font du mal, ils s’en rendent aussitôt compte et en nourrissent du regret. C’est apaisant de lire un livre comme Les Histoires de Franz, c’est vrai... Enfin, jusqu’à ce qu’on s’impatiente un peu de ce goût de l’auteur pour le consensus. Franz a certes la naïveté d’un adolescent de son âge, mais il a aussi un côté exemplaire un peu agaçant. Toujours clair dans ses intentions, il en devient transparent. On dirait que rien n’échappe à l’auteur, qu’il contrôle son personnage. Plus d’ambivalence aurait ménagé un peu de mystère et en aurait peut-être dit davantage sur la nature humaine.

Paradoxe

En fin de compte, le paradoxe avec ce livre, c’est que la construction réussit à maintenir le lecteur en alerte, intéressé. Et on s’attache aux personnages. Mais on s’agace aussi de ne leur voir aucun défaut, quand soi-même on en a quelques-uns !

Extrait 

Dans la famille Farkas : le père
(Autodescription, suite)

(Samedi 19 septembre 1970)

Après notre départ d’Algérie, je pensais que je n’aurais pas d’autre famille, qu’il n’y avait que mon père et moi, qu’il n’y aurait jamais que nous deux. Je savais qu’il aimait ma mère, et qu’elle était morte. Je n’imaginais pas qu’il pourrait se remarier. Maintenant, je me rends compte à quel point c’était enfantin de penser ça. Je suis heureux qu’on ne soit pas restés seuls. Au fil du temps, notre famille, on l’a composée nous-mêmes.
Commençons par mon père. C’est difficile de le décrire en quelques phrases.
Il s’appelle Abraham. Mais contrairement à celui de la Bible, il n’aurait jamais sacrifié son fils, même à l’appel de Dieu.
Il ne croit pas en Dieu d’ailleurs. Moi j’aimerais bien mais rien ne m’a vraiment convaincu de son existence.
Il est grand, presque aussi grand que John Wayne (on aime beaucoup les westerns, lui et moi) et il a une tête de bouledogue. Ça peut paraître drôle que je parle de mon père comme ça, mais c’est comme ça que je le vois – que je l’ai vu pour la première fois quand je me suis réveillé de mon coma, en 1961. Et c’est probablement la personne la plus importante dans ma vie. 

Auteur : Martin Winckler
Édition : POL, 2017