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Kiosque, de Jean Rouaud : au théâtre de la rue

Kiosque est le cinquième livre d’une série intitulée par l’auteur « La Vie poétique ». Jean Rouaud y raconte sa vie de kiosquier, de 1983 à 1990, rue de Flandre, à Paris. À l’époque, ce travail lui permit de conserver du temps pour se consacrer à ses exercices d’aspirant écrivain.

 

C’est toute une galerie de personnages que nous dévoile l’écrivain, a posteriori. Dans ce petit théâtre que constituait le kiosque de la rue de Flandre, défilaient tout au long de la journée des clients sur lesquels Jean Rouaud pose un regard emprunt d’humanité : les désœuvrés Chirac et Norbert toujours soucieux de donner le change et de rendre service contre quelques pièces, les turfistes et joueurs invétérés à l’affût d’un bon tuyau, le président Ronchon ainsi surnommé en raison de son regard irrémédiablement pessimiste sur l’actualité, ainsi que nombre d’exilés politiques suivant à distance dans la presse les déboires de leurs concitoyens restés au pays. Un concentré d’humanité qui au fil du temps convaincra l’écrivain de la valeur et de l’authenticité de ces voix, et dans un double mouvement lui permettra de se retourner vers son passé et d’accorder au réel toute la place qu’il mérite dans ses écrits.

C’est en effet en discutant avec les clientes des magazines de couture que les souvenirs de son grand-père couturier lui revinrent. Au début de son travail au kiosque, Jean Rouaud avait 31 ans. Peu de temps s’était encore écoulé depuis qu’il avait fui sa campagne natale pour se réinventer à Paris et se faire une place en littérature. Alors qu’il pensait avoir laissé son passé (et les tragédies familiales) derrière lui, ce dernier se manifesta au travers de correspondances et d’échos. Ainsi, il réalisa par exemple petit à petit qu’il avait mis ses pas dans ceux des sœurs Calvèze qui jadis avaient vécu du commerce de la presse, à Campbon, le village de son enfance. Femmes qui eurent un beau geste de consolation à la mort de son père. A posteriori Jean Rouaud écrit : « dans ce kiosque posé sur le trottoir je me rendais en réalité dans une sorte de clinique de la mémoire blessée. »

Parallèlement à cette revisite de son passé et à l’exploration des thèmes qui allaient nourrir son premier roman Les Champs d’honneur, Jean Rouaud effectue à l’époque un travail critique à l’égard de l’injonction à la modernité en littérature. Il s’est passionné pour des recherches formelles sur la langue, mais le réel qu’il côtoie tous les jours dans l’agora du  kiosque se manifeste à lui de manière de plus en plus impérieuse. C’est donc tout ce cheminement en littérature que raconte l’auteur dans son livre. Des pages passionnantes sur les prémisses d’une œuvre considérable. Du creuset où se sont mêlés expérimentations poétiques, observation minutieuse du réel et fouille du passé, ont finalement émergé les matériaux de sa littérature, guidée, semble-t-il, par cette magnifique intention : « écrire pour aimer ».

Un très beau texte servi par une prose aux phrases amples et finement ouvragées, dont les circonvolutions apportent toutes les nuances et précisions nécessaires. Le ton est généreux, le regard doux, et l’on referme le livre reconnaissant.e de cette humanité témoignée en « toute chose et en tout être ».

Merci aux éditions Grasset et à NetGalley France pour cette lecture.