David Grand a mis 11 ans à écrire Mount Terminus. Il écrit à ce propos dans les Remerciements : « Mes processus, semblait-il, étaient davantage en harmonie avec le temps géologique qu'avec le temps de l'édition. » On saluera son sens de l'humour ! Mais il se trouve que son roman a justement à voir avec la géologie, celle du bassin de Los Angeles, qui connut de gigantesques bouleversements lorsque les hommes décidèrent de l'aménager au début du XXe siècle. Plus précisément, c'est dans le cadre des épisodes de l'arrivée de l'eau à Los Angeles et de la naissance de l'industrie cinématographique que l'auteur situe son histoire.
De l'optique au cinéma
Mount Terminus raconte l'histoire de deux frères longtemps séparés, Joseph et Simon, qui se retrouvent à la mort de leur père Jacob Rosenbloom. Une montagne de secrets pèse sur leur relation. Mais une chose les rapproche : le cinéma. Leur père, un opticien passionné, fut autrefois l'inventeur de la Boucle Rosenbloom, le mécanisme qui permit à Thomas Edison de perfectionner son projecteur d'images en mouvement. Joseph est un artiste, un dessinateur talentueux et bientôt un cinéaste inspiré. Simon est un promoteur immobilier et un producteur de studios de cinéma. L'un vit retiré du monde, à Mount Terminus, dans le désert Mojave, dans un cocon où il est choyé. L'autre organise le monde depuis le bassin de Los Angeles où il s'approprie les ressources environnantes pour les revendre. Une tragédie initiale a contribué à leur faire emprunter des voies différentes et une fois les secrets néfastes dévoilés, ils ne cesseront de tenter d'éviter de rejouer cette tragédie et de céder à leurs passions. Un jeu de miroirs avec les événements du passé opère donc dans le roman de David Grand, et ceci à différentes strates historiques. En effet, il y eut, au domaine de Mount Terminus, à l'arrivée des missions espagnoles au XVIIIe siècle, des massacres de populations amérindiennes. Des traces écrites de ces événements seront utilisées par Joseph pour les raconter dans un film.
Los Angeles, une ville aux portes du désert
Le roman de David Grand, tout en étant situé dans des contextes historiques et géographiques réels, prend donc parfois des accents de légende, avec son lot de trahisons, de fautes et de fatalité. Et ces intonations tragiques sont accompagnées de schémas sociaux assez statiques et traditionnels. Ce qui n'est pas sans entraîner quelque ennui chez le lecteur. Ceci dit, l'intérêt pour le livre demeure, car de nombreux sujets captivants sont abordés : les débuts du cinéma et de son industrie, le financement des projets d'auteurs par les productions mainstream, le pouvoir de réparation de la création artistique, mais aussi la valeur de l'indépendance, comme va le comprendre petit à petit Joseph. Autre volet passionnant développé par David Grand dans Mount Terminus : l'ampleur des aménagements qui ont permis à Los Angeles de se développer, les conflits avec les paysans de la vallée où l'eau issue des fontes glaciaires fut detournée au profit du premier aqueduc construit pour approvisionner la city. Le personnage de Simon incarne les ambitions démesurées des promoteurs immobiliers angéliens du début du XXe siècle.
L'éclairage romanesque
En refermant le livre, on veut en savoir plus : quels événements ont vraiment eu lieu ? Quelle est la part d'invention ? Comme les faits historiques évoqués possèdent intrinsèquement une charge romanesque importante (le premier aqueduc fut désigné comme le « péché originel » de Los Angeles !), on est tenté de se demander pourquoi David Grand les a tant travestis. Pourquoi avoir renommé les lieux et créé une légende de toutes pièces ? Peut-être parce que David Grand croit dans le roman, qui reconnaît la puissance des motivations humaines portées par la passion. En racontant la relation tumultueuse de deux frères, il a pu illustrer l'enchevêtrement des intérêts des promoteurs immobiliers et des cinéastes d'Hollywood à cette époque. Un éclairage qui vient assurément enrichir notre vision de « l'usine à rêves ».
Extrait
Au moment où les lotissements de Mount Terminus furent ouverts au public, des pilotes de chasse qui revenaient tout juste de la guerre firent voler leurs avions en formation au-dessus du bassin et exécutèrent des prouesses de vol acrobatique. Simon, en compagnie des administrateurs, du gouverneur et de membres du service des eaux, se tint devant une fontaine à proximité du promontoire et là le frère de Bloom proclama le début d'une nouvelle ère, et à cet instant l'eau jaillit des conduites de la fontaine et décrivit un arc dans les airs. Ce soir-là, en compagnie des mêmes personnes, Simon souleva le levier d'un transformateur et aussitôt, à perte de vue, tout le terrain fut illuminé. Rue après rue, la lumière incandescente brillait au sommet des poteaux, derrière les fenêtres, sur les panneaux publicitaires vantant des savons, des produits de beauté et les films de Mount Terminus.
Auteur : David Grand
Traducteur : Bernard Hœpffner
Édition : Seuil, 2016