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Trois femmes disparaissent, d'Hélène Frappat : pleurer pour des actrices héroïques

Dans son dernier livre, Hélène Frappat mène l'enquête : pourquoi les parcours cinématographiques des actrices Tippi Hedren, Melanie Griffith (fille de Tippi) et Dakota Johnson (fille de Melanie) ont-ils tous pour point commun le motif de la fuite ?

Tippi, la proie du prédateur Hitchcock

La première femme dont il est question dans Trois femmes disparaissent, Tippi Hedren, a joué dans deux films d'Alfred Hitchcock : Les Oiseaux (1963) et Pas de printemps pour Marnie (1964). Le personnage de détective derrière lequel se cache l'autrice raconte le harcèlement sexuel dont l'actrice a été victime. Hitchcock, fascinée par elle, exerça un contrôle absolu sur tous les aspects de sa vie, tenta de la violer et la maltraita sur les tournages. Dans Les Oiseaux, la scène du grenier dans laquelle le personnage est attaqué par les volatiles devait avoir lieu avec des oiseaux mécaniques, mais au dernier moment ceux-ci furent remplacés par de vrais oiseaux attachés par des élastiques au costume de l'actrice. Hélène Frappat rapproche le film d'Alfred Hitchcock d'un snuff movie : « c'est un vrai meurtre auquel le spectateur assiste au grenier. Les oiseaux sont vrais ; le sang est faux ».

La répétition du snuff movie

Au départ de ce qu'Hélène Frappat identifie comme une malédiction ayant frappé cette lignée de femmes, il y a donc ce trauma de la torture exercée par un cinéaste tout puissant sur une actrice débutante. La détective raconte ensuite comment Tippi Hedren, échappée de l'emprise du prédateur, mais mariée à un autre cinéaste, Noel Marshall, ne réussit pas à protéger sa propre fille lors du tournage du film Roar, réalisé par son mari. Actrice alors adolescente, Melanie Griffith fut défigurée par l'attaque d'un des nombreux lions présents sur le plateau. Dans un aveuglement que l'autrice rapproche de celui qui mène les héros et héroïnes à leur perte dans les tragédies grecques, Tippi Hedren fit donc jouer sa fille dans un autre snuff movie

La détective enquête enfin sur la filmographie de la petite fille de Tippi Hedren, Dakota Johnson, et continue à tisser des liens entre les choix opérés par les trois femmes. Pour elle, la soumission du personnage de Dakota dans Cinquante nuances de Grey (2015) répond à une énième répétition de l'ordre assené par Hitchcock à Tippi Hedren alors qu'elle lui demandait sur le plateau des Oiseaux pourquoi son personnage allait se jeter dans un guet-apens : « Parce que je vous ordonne de le faire1. »

Variations de la disparition

Pour résumer les différentes modalités de la « disparition » des trois femmes, Hélène Frappat écrit : « La première parvient à s'échapper. La deuxième disparaît. La troisième est la doublure des deux autres. » Il faut entendre le mot « disparition » dans la multitude de ses acceptions littérales et symboliques : Tippi s'est échappée de l'emprise de Hitchcock, mais elle est ensuite restée éloignée des plateaux de cinéma pendant deux ans. On a commencé à demander à Melanie Griffith pourquoi elle avait arrêté de travailler à partir de ses 35 ans, alors que sa disparition effective du grand écran ne date que de 2000. Enfin, dans la lecture qu'Hélène Frappat fait de la cinématographie de Dakota Johnson, son personnage soumis dans Cinquante nuances de Grey est sacrifié : « Dakota Johnson, nue, mal à l'aise, épaules voûtées, soupire. La détective, incapable de regarder les documentaires sur l'abattage animal, soupire avec elle. Le petit veau s'allonge. »

Le spectre des fuites et des disparitions identifiées par l'enquêtrice est donc très large : de la libération à la mort symbolique, elles prennent aussi parfois la forme de métamorphoses ou de mues. Le parcours cinématographique de Dakota, notamment, ouvre une voie nouvelle pour la lignée en 2018. Dans le film Suspiria (Lucas Guadagnino), elle devient en effet une sorcière, personnage éminemment féministe. Une réparation est alors envisageable. La série de maltraitances subies par les personnages joués par sa mère et sa grand-mère s'arrête.

Dans la loupe de la détective

Pour faire l'exégèse de la filmographie de ces trois femmes qui disparaissent, Hélène Frappat se fond donc dans le rôle d'une détective et remonte le fil de l'histoire du cinéma. Elle aurait aussi pu revêtir le costume de l'archéologue. Dans l'émission de radio Plan large où elle était invitée, le journaliste Antoine Guillot a bien résumé l'état d'esprit contemporain concernant la maltraitance dans le cinéma : « des secrets derrière la porte qu'on n'a longtemps pas voulu voir et qui maintenant nous sautent aux yeux. » On peut lire dans l'action de ce personnage de détective une tentative de corriger l'aveuglement « historique » du spectateur. Ainsi, ce qui pourrait être perçu comme un banal récit du processus d'écriture est peut-être en fait la mise en scène de la démarche d'une critique de cinéma en train de s'amender. Et finalement, le lecteur et la lectrice de Trois femmes disparaissent qui sont potentiellement aussi spectateur et spectatrice de cinéma et qui éprouvent lui et elle aussi le besoin de prendre connaissance des « secrets derrière la porte », s'associent aux investigations, aux pleurs et aux regrets.

Une littérature qui ouvre des portes

Car la forme labyrinthique du livre ouvre de nombreuses pistes. Trois femmes disparaissent invite à pousser plus loin les investigations, ne serait-ce qu'en visionnant les nombreux films dont parle la détective. Oscillant entre le roman et la non-fiction, le texte est en effet très ouvert : sa forme fragmentaire, mentale, elliptique, qui procède par circonvolutions temporelles et jeux de miroir entre la fiction et la réalité incite le lecteur et la lectrice à renouveler leurs propres regards sur les filmographies des trois actrices. Le processus n'est pas de tout repos, mais il en vaut certainement la peine.


Extrait 

Il s'en est fallu de peu. Sur le tournage des Oiseaux, Monsieur Hitchcock a failli s'emparer directement du visage sans yeux de la Fille défunte.

Car à l'image de Cendrillon où la vie de ‘Tippi’ se reflète, le tournage des Oiseaux, telles les attaques des mouettes, obéit à un schéma.

C'est devenu un schéma que je n'ai pas compris tout de suite2.”

Pourquoi, note la détective, Tippi souligne-t-elle en italique le début de sa phrase ?

C'est devenu un schéma :

Il y a les longues journées de travail où le regard inexpressif du réalisateur surveille la Fille constamment.

Et puis les retours, le soir.

À l'arrière de la limousine, derrière la vitre qui les sépare du chauffeur, la Fille est seule avec l'homme qui l'humilie dans d'interminables monologues qu'elle voudrait avoir “le pouvoir de désentendre3”. 

Lui la regarde toujours directement, afin qu'elle sache que la brutalité de ses attaques est délibérée.

Elle se contente de regarder par la fenêtre de cette limousine, en pensant « sortez-moi d'ici »”.

Get me out of here.

OUT.

Un mot revient sans cesse ; à la fin des verbes, des phrases.

FUIR.

Mais les portes, mais les vitres de la limousine sont fermées."


1. Tippi Hedren, Tippi, a Memoir, HarperCollins, 2016, p. 49.
2. Ibid, p. 50.
3. Ibid, p. 52.